«Ce n'est pas la richesse qui manque dans ce monde, c'est le partage»
Au début du Mouvement, ils étaient encore des dizaines sur le rond-point. Aujourd'hui il ne reste qu'une vingtaine d'irréductibles. Ici comme sur des milliers d'autres ronds-points, des hommes et des femmes, samedi après samedi, acte après acte, se dévouent pour maintenir en vie la flamme de ce formidable soulèvement populaire. Ils sont en quelque sorte les représentants de toute cette France, très abîmée par le pouvoir et les grandes fortunes du pays, mais toujours debout.
Le rond-point et ses environs immédiats (routes, gare de péage, parking de supermarché, pompe à essence etc.) ne sont pas seulement des lieux géographiques sans charme, mais des espaces où s'expriment la colère et la révolte de celles et ceux qui ne peuvent s'exprimer nulle part. Par sa régularité et sa durée, le combat des Gilets jaunes sur le rond-point se différencie nettement des manifestations épisodiques classiques et des parcours syndicaux bien encadrés. Le rond-point ainsi que la gare de péage située à proximité, voient passer des milliers de voitures chaque samedi. Les automobilistes, dans leur immense majorité, ralentissent l'allure, klaxonnent, saluent avec sympathie, montrent leur gilet jaune en guise de solidarité ou parfois de générosité en donnant quelques victuailles... Certains font le détour et viennent échanger et encourager les réfractaires. Les opérations «péage gratuit», lorsqu'elles se produisent, se déroulent dans une ambiance bon enfant au milieu des klaxons approbateurs des passagers. Les Gilets jaunes profitent alors de ces moments pour appeler la population à les rejoindre et à se mobiliser contre la politique de misère sociale de Macron à travers des revendications écrites directement sur les gilets ou sur des banderoles et pancartes bricolées à la hâte.
Sans ce soutien et cette solidarité des automobilistes et de l'opinion en général, les Gilets jaunes n'auraient probablement jamais pu tenir aussi longtemps. Si beaucoup d'automobilistes partagent leurs revendications, très rares malheureusement, sont ceux qui franchissent le pas et viennent régulièrement sur le rond-point. Le soutien de la population reste donc très symbolique.
Il faut dire que Macron, le président banquier, avait pris la responsabilité de mener la guerre à ces gueux qui ont osé défier son pouvoir quasi-monarchique et l'ont même, un moment, fait vaciller en sortant massivement tous les samedis dans toute la France pour crier leur détresse et leur colère. Macron et les siens avaient réellement pris peur. Il fallait donc se venger de ce petit peuple en jaune qui n'aspire qu'à vivre de son travail. Il fallait terroriser cette « foule haineuse » par des châtiments corporels d'un autre âge : mains arrachées, yeux crevés, visages défigurés, crânes fracassés etc. La haine du pouvoir bourgeois pour les Gilets jaunes est sans limite.
Cette répression sauvage, la propagande des grands médias tous entre les mains de puissants milliardaires, les expulsions des rond-points, les poursuites judiciaires interminables, les interdictions de manifester, les parcours défendus dans les centres-villes, les pressions et intimidations de toutes sortes ainsi que les mesures restrictives liées à la crise sanitaire, tous ces éléments et bien d'autres ont nettement affaibli le Mouvement.
Il faut beaucoup de courage aujourd'hui pour être encore Gilet jaune !
Le mouvement ou tout du moins ce qu'il en reste tente, vaille que vaille, de résister avec des effectifs nettement réduits. Même si globalement la population lui apporte encore son soutien, les derniers Gilets jaunes retranchés sur leurs ronds-points se sentent terriblement seuls, abandonnés à leur triste sort par toutes les forces qui, théoriquement du moins, devraient être à leur côté.
Certains «professionnels de la lutte» qui se prennent pourtant pour des «révolutionnaires purs», ne s'étaient pour ainsi dire jamais aventurés sur un rond-point. Le combat des Gilets jaunes ne correspond peut-être pas tout à fait à leur catéchisme révolutionnaire. Ils sont restés, avec leur vision un peu idéalisée des mobilisations, à l'écart du Mouvement.
D'autres militants plus sincères et plus expérimentés, mais issus pour la plupart de la petite bourgeoisie, étaient quant à eux mal à l'aise sur les ronds-points et ont fini par les déserter abandonnant progressivement cette partie de la population ignorée et méprisée par les gouvernements bourgeois successifs. Probablement les barrières de classe qui les séparent des Gilets jaunes restent pour eux infranchissables.
Plus grave encore est l'attitude des syndicats et des partis politiques (à l'exception de l'Union syndicale Solidaires, de la France insoumise et du NPA) envers les Gilets jaunes. Dès le début de cette immense colère populaire, les directions de certains syndicats, des partis politiques et les intellectuels de gauche à quelques exceptions près, leur ont littéralement et honteusement tourné le dos. Ils ont assisté en spectateurs à ce conflit ouvert comme s'ils n'étaient pas concernés. Même les syndicats et les partis de gauche qui ont apporté leur soutien au Mouvement, ne se sont pas réellement impliqués dans cette formidable révolte. Ils ont laissé les Gilets jaunes seuls face à un pouvoir réactionnaire et extrêmement violent.
Le combat des Gilets jaunes, dans une certaine mesure, constitue un refus, une révolte contre cet immobilisme des organisations syndicales et politiques réduites à gérer conjointement avec le pouvoir le système en place, alors même que la tendance générale du capitalisme n'est pas d'améliorer les conditions de celles et ceux qui produisent la richesse, mais à les dégrader.
C'est une remise en cause profonde de leurs tactiques et de leurs stratégies. Ce n'est pas un hasard si le Mouvement des Gilets jaune a surgi sur la la scène politique française au moment où le capitalisme semble domestiquer les directions de ces différentes organisations. Certains appareils, tellement à l'aise dans cette situation de collaboration de classe, vont jusqu'à espérer, sans jamais l'avouer, la mort du Mouvement.
Il ne s'agit pas tant de critiquer les syndicats en tant qu'instrument précieux et indispensable entre les mains des travailleurs pour combattre le despotisme patronal que de dénoncer l'attitude opportuniste de leurs directions. Leur silence et leur absence au côté du peuple (ouvriers, employés, chômeurs, artisans en situation économique difficile, petits retraités, femmes pauvres...) constituent non seulement un soutien indirect au pouvoir, mais aussi une opportunité offerte à toutes les forces réactionnaires pour s'emparer du Mouvement. C'est une blessure qui restera longtemps ouverte.
Le Mouvement populaire des Gilets jaunes malgré sa grandeur n'a jamais réussi réellement à se structurer, même s'il a senti la nécessité de s'organiser (Assemblée des assemblées), pour pouvoir mener une lutte politique de classe contre classe. Le combat des Gilets jaunes s'apparente davantage à une révolte, à une contestation populaire spontanée qu' à un mouvement organisé et guidé par une direction consciente et déterminée. Le Mouvement des Gilets jaunes, nonobstant ses faiblesses et ses contradictions, restera un événement majeur dans cette lutte qui fait rage entre les dominants et les dominés. Il entrera dans l'histoire avec une aura qui lui est propre.
Mohamed Belaali