Dix années sont passées après les bouleversements historiques dans le monde arabe. Malgré des spécificités propres à chaque pays, les révoltes de 2011 sont quant au fond une seule et même contestation contre une situation économique, sociale et politique devenue intenable pour les masses populaires. Les despotes qui ont échappé à la colère de leur peuple tentent, avec l'énergie du désespoir, d'effacer de la mémoire populaire le souvenir de ces magnifiques soulèvements. Ces événements politiques majeurs sont loin de constituer une histoire achevée. Bien au contraire, ils ouvrent une ère nouvelle de contestations dans toute la région. La flamme de la résistance à l'oppression allumée par Mohamed Bouazizi est toujours vivante. Du Maroc au Soudan en passant par l'Algérie, l’Égypte et l'Irak, des vagues de révoltes font encore trembler les régimes en place. Cette contestation renouvelée est née et a grandi sur le sol de la misère économique et du despotisme politique. On peut toujours la réprimer et même l'écraser, mais elle renaîtra tel un phénix de ses cendres. Mais la spontanéité de ces soulèvements n'a pas produit, pour l'instant, des directions réellement révolutionnaires capables de mener les masses opprimées à la victoire.
Le 17 décembre 2010, Bouazzizi, un jeune marchand ambulant, s'immola par le feu allumant ainsi l'étincelle qui allait enflammer tout le monde arabe. Du Maroc à Bahreïn, les peuples se sont soulevés contre leurs tyrans qui, trop longtemps, les maintenaient dans la misère et l'asservissement. «Erhal», «dégage», «le peuple veut renverser le régime» clamaient d'une seule et même voix les manifestants. Deux dictateurs sont tombés, le tunisien Ben Ali et l'égyptien Moubarak. Le troisième, le yéménite Ali Abdallah Saleh s'est réfugié en Arabie Saoudite.
Surpris par la rapidité avec laquelle ces despotes tombaient les uns après les autres, les occidentaux et leurs alliés locaux ont organisé la riposte pour sauver les autres dictateurs. Ils ont envoyé le 14 mars 2011 l'armée saoudienne à Bahreïn pour briser la révolte populaire de ce petit royaume et sauver la dynastie des Al Khalifa dont les jours étaient comptés. En janvier 2011, encouragé par la révolution tunisienne et égyptienne, le peuple du Yémen est descendu massivement dans la rue non pas pour réclamer des réformes politiques, mais pour exiger la fin du régime d'Ali Abdallah Saleh : «le peuple veut renverser le régime» scandaient les manifestants dans les rues de Sanaa, d'Aden et dans toutes les villes du Yémen. Cette révolte populaire et pacifique a réussi à renverser le président Ali Abdallah Saleh au pouvoir depuis 1978. Celui-ci s'est réfugié en Arabie Saoudite le lendemain du bombardement de son palais le 3 juin 2011. C’est également l’Arabie Saoudite qui a soigné dans ses hôpitaux le président gravement blessé et permis enfin son retour au Yémen le 23 septembre de la même année. Et c'est à Riyad que l'accord de transfert de pouvoir entre Saleh et son vice président Abd Rabbo Mansour Hadi a été signé en présence du Roi d'Arabie (1).
En Libye, l'aspiration au changement a été dès le départ confisquée par des groupes armés financés et téléguidés par l'OTAN. L'immense espoir soulevé par la révolution tunisienne et égyptienne dans ce pays a été brisé par cette intervention impérialiste. Les américains, les européens et leurs alliés locaux ont ainsi privé le peuple libyen de sa révolution. Le régime de Kadhafi a été remplacé, au prix de milliers de morts, de destruction de l'infrastructure économique et de l'unité du peuple libyen, par des milices islamistes qui jusqu' à aujourd'hui encore continuent à s'affronter.
Après la Libye, c'était le tour de la Syrie. Les soulèvements populaires dans les autres pays arabes ont suscité d'énormes espoirs de changement dans les masses opprimées syriennes. Mais là encore, les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, les pays du Golfe, la France, la Turquie etc. ne pouvaient supporter cette marche autonome des peuples vers la démocratie et le progrès. Ils n'avaient qu'un seul objectif, renverser par la violence le régime d'Assad et installer à sa place un gouvernement à leur solde pour mieux asservir le peuple syrien et servir leurs intérêts économiques et stratégiques. Comme en Libye, l'impérialisme et ses alliés n'ont pas hésité à créer et à utiliser des groupes terroristes dont l'Islam n'est qu'un voile derrière lequel se cachent les intérêts des uns et des autres. Mais la Syrie n'est pas la Libye. Le peuple syrien, dans toutes ses composantes ethniques et religieuses, et ses alliés ont tenu bon face aux terroristes et leurs maîtres occidentaux.
Le vent de révolte a soufflé également sur le Maroc. Des manifestations pacifiques hebdomadaires secouaient tout le pays. Le Mouvement du 20 février, à la tête de cette contestation, exigeait une monarchie parlementaire où le roi règne mais ne gouverne pas. C'était une véritable révolution pour un pays habitué à être gouverné par des rois depuis des siècles. A la suite de ces contestations dominicales, Mohamed VI est intervenu à la télévision le 9 mars 2011 pour annoncer un ensemble de réformes constitutionnelles importantes comme le «renforcement du statut du Premier ministre en tant que chef d’un pouvoir exécutif effectif» (2).
En fait ce n était qu'une manœuvre habile pour casser la dynamique de la contestation. Tous les pouvoirs sont restés concentrés entre les mains du roi.
En Arabie Saoudite, la contestation n'avait ni l'ampleur ni la portée des soulèvements en Tunisie, en Égypte, à Bahreïn ou au Yémen. Mais le peuple saoudien, comme l'ensemble des peuples arabes, aspire lui aussi à se débarrasser de la dynastie des Al Saoud et à se réapproprier sa fabuleuse richesse pétrolière. Mais les manifestants savaient également que cette richesse est la plus convoitée et la plus protégée au monde. Rappelons qu'en Arabie Saoudite, les manifestations sont strictement interdites comme d'ailleurs les partis politiques, les syndicats et les associations. Aucune critique du roi ni aucune opposition à son gouvernement ne sont tolérées dans cette monarchie absolutiste choyée et protégée par les bourgeoisies occidentales. Toute protestation et toute critique sont condamnées et considérées par le pouvoir comme contraire à L'Islam.
En plus d'une répression sauvage, la caste au pouvoir a distribué sous forme d'avantages divers l'équivalent de 130 milliards de dollars pour taire la protestation et calmer la colère qui montait dans tout le pays. C'est ainsi que le pouvoir saoudien a réussi à étouffer les révoltes sporadiques qui éclataient notamment dans les provinces orientales (3).
Dix ans après ces soulèvements généralisés, la situation est encore pire que ce qu'elle a été avant 2011. Le désenchantement des populations est à la hauteur de l'enthousiasme suscité par ces événements historiques. La dictature d'Al-Sissi est encore plus brutale que celle de Moubarak, les révoltes populaires au Yémen sont remplacées par une terrible guerre imposée par l'Arabie Saoudite et le chaos règne en Libye. Dans les autres pays arabes où les despotes ont réussi à rester en place, la situation n'est guère meilleure.
Ainsi, le soulèvement populaire en Égypte s'il a écarté Moubarak, il n'a pas réussi à renverser son régime. Les Frères musulmans arrivés au pouvoir en juin 2012 ont repris tel quel l'appareil répressif d’État et le font fonctionner pour leur propre compte afin de sauvegarder les intérêts des classes dominantes et de l'impérialisme américain : misère et exploitation pour l'immense majorité de la population avec des promesses d'un monde meilleur au Paradis, richesses et pouvoir ici-bas pour une petite minorité d'exploiteurs menée par le gouvernement de Mohamed Morsi. Rappelons pour mémoire que la Confrérie a refusé de participer à la grande manifestation populaire du 25 janvier 2011 qui a forcé Moubarak, dix huit jours après, à quitter le pouvoir le 11 février.
Morsi a été renversé à son tour par un coup d'Etat militaire en juillet 2013. Le maréchal Al-Sissi prend le pouvoir et installe l'une des plus féroces dictatures au monde. En 2019, un tiers de la population vivait dans la pauvreté la plus sordide avec seulement 1,7 euros par jour ! (4). Les prisons égyptiennes regorgent de dizaines de milliers de prisonniers politiques. La répression, avec la participation de la France, est sanglante (5). Et c'est à ce même dictateur que Macron a déroulé le tapis rouge lors de sa visite à Paris le 6 décembre 2020 et l'a même décoré du plus haut grade de la Légion d’honneur ! (6).
Mais cette terrible répression n'a pas empêché les égyptiens, poussés par la misère, de descendre dans la rue pour exiger le départ du despote du Nil (7).
Répartition des richesses, travail pour tous, justice sociale, droits des femmes, droits des minorités religieuses, lutte contre la corruption, démocratie, dignité etc., toutes ces revendications portées haut et fort par le soulèvement populaire de 2011 ont été effacées par le nouveau pouvoir militaire.
En Arabie Saoudite, les manifestations sporadiques de 2011 n'ont pas eu d'effets notables sur la structure du pouvoir de la dynastie des Al-Saoud. Mais les bouleversements intervenus en Tunisie et en Égypte ont poussé les dirigeants saoudiens à réagir rapidement et violemment pour sauver leur propre pouvoir et celui des autres dirigeants sur le point de tomber. C'est dans ce cadre qu'il faut situer les interventions saoudiennes à Bahreïn et au Yémen. Si le Royaume wahhabite a réussi à écraser dans le sang le soulèvement populaire à Bahreïn, son intervention au Yémen n'a fait que créer une situation propice au chaos et à la guerre civile. Profitant de cette situation, les Houthis (8) s'emparent de Sanaa et obligent le président Abd Rabbo Mansour Hadi, installé au pouvoir par l'Arabie Saoudite, à démissionner. L'Arabie et les monarchies du Golfe ne peuvent tolérer l'installation à Sanaa d'un pouvoir qu'elles accusent d'être à la solde de l'Iran. Dans la nuit du mercredi à jeudi 26 mars 2015, l'Arabie Saoudite intervient, mais cette fois, militairement au Yémen (9).
Cette guerre qui se poursuit encore aujourd'hui dans l'indifférence quasi-générale a fait déjà plus de 100 000 morts (10). L'Arabie Saoudite est ainsi devenue, avec l'aide de l'impérialisme américain et européen, le rempart le plus réactionnaire contre tout changement démocratique et progressiste dans tout le monde arabe.
L'unité et la souveraineté de la Libye après l'intervention de l'OTAN, bras armé de l'impérialisme, ne sont désormais qu'un lointain souvenir. Le pays est ravagé par une guerre interminable entre milices rivales alimentée par des puissances étrangères qui ne cherchent qu' à défendre leurs intérêts géopolitiques et bien sûr à pomper comme des vampires le pétrole libyen. L’État libyen ou tout du moins ce qu'il en reste est ainsi livré en proie à une féroce meute de hyènes. Privé de sa richesse, de son intégrité et de sa souveraineté, l'avenir pour le peuple libyen reste sombre.
Mais malgré le triomphe de l'impérialisme et de ses alliés locaux, cette région du monde reste explosive. Les causes profondes et déterminantes qui ont déclenché les révoltes de 2011 sont toujours là : Chômage de masse, pauvreté, inégalités économiques et sociales cruelles (11) , corruption endémique, répression et torture dans les centres de détention, absolutisme et despotisme politiques etc. etc.
Des révoltes contre les régimes en place éclatent ici et là et aucun pays arabe n'est à l'abri d'un nouveau soulèvement d'envergure.
Parmi ces révoltes populaires on peut citer, entre autres, celles qui ont secoué des pays comme le Soudan, le Maroc ou encore la Jordanie.
Au Soudan un immense soulèvement populaire a emporté le régime d' Omar Al Bachir en avril 2019. Mais malheureusement, la réalité du pouvoir dans ce pays est toujours entre les mains des militaires et les islamistes se tiennent en embuscade (12).
Au Maroc, le Hirak populaire d'octobre 2016 a été vaincu par la monarchie. Mais il a montré au peuple marocain que non seulement ses intérêts et ceux du Makhzen sont en totale contradiction, mais surtout que le chemin vers cette forme de vie supérieure sera long et sinueux.
En Jordanie, les contestations de juin 2018, si elles n'ont pas renversé la monarchie, elles ont au moins fait tomber le premier ministre. Mais cette révolte montre surtout que le malaise est profond dans tout le monde arabe et tant que les racines du mal ne sont pas éradiquées, ces révoltes seront appelées à se renouveler. L'avenir de la région est gros d'agitations et de soulèvements.
Les graines de la résistance semées en 2010/2011 ont produit une moisson abondante de révoltes et de contestations dans tout le monde arabe. Mais ces soulèvements malgré leurs grandeurs manquent cruellement de dirigeants, de directions conscientes capables d'éclairer et d'assumer avec détermination les luttes des peuples. Les révoltes spontanées traduisent déjà une certaine forme de prise de conscience. Celle ci se développe et se renforce au fur et à mesure de l'avancement des luttes. Mais sans une direction réellement révolutionnaire, les soulèvements spontanés produiront au mieux quelques réformes au sommet de l’État laissant intactes les bases économiques et politiques des régimes contre lesquels les peuples se sont élevés.
Mohamed Belaali
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(2)https://www.bladi.net/discours-du-roi-mohamed-vi-9-mars-2011.html
(4)https://businessforwardauc.com/2019/10/27/why-are-egyptians-getting-poorer-and-how-to-stop-it-2/
(5)https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/egypte/egypte-une-repression-made-in
(8) Les Houthis (Al-hûthiyûn en arabe), est un mouvement politique de confession zaydite, un rameau du chiisme, ont toujours été marginalisés sur le plan économique, politique et religieux au Yémen.
(9)http://www.belaali.com/2016/09/les-guerres-profanes-de-l-arabie-saoudite-au-yemen.html
(10)https://acleddata.com/2019/10/31/press-release-over-100000-reported-killed-in-yemen-war/
(11)Banque mondiale, https://data.worldbank.org
(12)http://www.belaali.com/2019/12/revoltes-revolutions-et-coups-d-etat-au-soudan.htm