La plus drôle des créatures
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau.
dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
tu es comme la moule enfermée et tranquille.
Tu es terrifiant, mon frère,
comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
tu n’es pas cinq, tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
quand le bourreau habillé de ta peau
quand il lève son bâton
tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
c’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes tiraillés, épuisés,
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
Nâzim Hikmet, Il neige dans la nuit et autres poèmes.
Nâzim Hikmet (1901-1963) est l'un de ces grands poètes qui ont subi la répression, l'oppression et la persécution. Déchu de sa nationalité, expulsé de son pays, Nâzim Hikmet est mort en exil. Car comme disait l'autre grand poète Gabriel Celaya, la poèsie est une arme mais une arme chargée de futur porteur de combats et d'espoir. La poésie peut inquiéter les tyrans lorsqu'elle interpelle et incite les citoyens à changer leur destin et à ne pas rester indifférents et passifs. Les despotes n'aiment pas voir les poètes chanter. Car la poésie peut être dangereuse lorsqu'elle s'empare des masses.
Mohamed Belaali